Tokyo Table Tournante
LE MONT FUGITIF
CRITIQUES
Lionel Dersot
20 août 2025 (Blog - Journal de résidence)
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Il suffit de citer Serge Cassini pour booster les accès à cet article.
Le dernier opus de Cassini est drôle et terrible, puis quelque part à la moitié de l’ouvrage, pas drôle et plus terrible encore.
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Qu’espère-t-il à envoyer en vain ses écrits à Michael Ferrier ou autres personnages du plateau d’échiquier ? Les raisons d’être et modes de mouvement des pièces sont pourtant connus, et lassants à force.
Que faut-il déployer comme efforts supplémentaires pour se défaire enfin de ce besoin, cet espoir vain d’être adoubé? Se libérer enfin et ne se consacrer qu’à l’écriture. Les lecteurs dans leur acte d’achat peuvent grandement contribuer.
Mais non, pas encore cette fois-ci.
L’auteur cherche-t-il en ces envois vains, ces fléchettes manquant invariablement la cible, à prouver une fois encore son inconséquente incapacité à percer le furoncle du monde littéraire, à être remarqué ?
C’est pourtant écrit en page 205 où je ne suis pas encore officiellement atterri :
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“Ne croyez pas comme l’affirment certains blogs que le milieu littéraire francophone à Tokyo n’existe pas. Le milieu littéraire existe. C’est moi.”
Exactement. Hormis qu’il n’y a pas de milieu littéraire francophone. Il y a un moignon-milieu avec ses allers-retours circonstanciés. D’ailleurs, la financiarisation, la mobilité par vols directs et indirects, l’absence de ces dimensions dans l’exposition des obsessions de Léo, le prénom même de Léo, fruit de la rencontre internationale, plus vieux déjà que Quentin, positionnent les écrits et malaises du protagoniste dans une indigestion figée des années 80.
Il serait impensable qu’une digestion harmonieuse ait lieu. L’aigreur est faible en regard du désespoir, mais c’est d’un désespoir vitaliste dont il s’agit. Un qui s’auto-entretient.
C’est une erreur d’espérer voir en Michael Ferrier ou tout autre jointure de système un possible tremplin, un Max Brod. Il me paraît clair que le Max Brod de l’auteur est lui-même, tout comme le milieu littéraire, qui le soutient, qui l’entretient à rentrer dans le mur à répétition. N’y a-t-il pas même potentiellement d’autres milieux désorganisés ?
Il y a dans cette persistance une impression de Monte-Cristo qui ne veut pas sortir de son cachot. Comme il en possède les clés, il n’y a pas raison de s’angoisser plus que cela. Sur la couche à côté, l’abbé ronfle et ne le gonfle pas avec ses incantations et ses conseils de vieux : tu sais Serge-Léo, tu devrais…
Son obsession pour les expats est kitsch, passée, mais comme souligné par l’auteur dans ce qui ne sera pas une interview : “C’est vrai qu’être « contemporain » ou « dire le contemporain » ne m’intéresse pas.”
Soit.
“Tu as eu beaucoup de courage de lire ce genre de fiction.”
Oui, mais non, parce que Le Mont Fugitif n’est pas une fiction sinon j’aurais décroché dès le titre. C’est un inclassable, un livre terrible, unique.
Acheter la version papier plutôt, parce que le format cette fois-ci est vraiment bon, mieux que les volumes précédents.
Sur le blurb en back cover, il est écrit “Changer de pays, se mettre sur les pas des fantômes qui nous précèdent et nous suivront.” Ça aussi, c’est kitsch et décalé. Les fantômes ne prennent pas l’avion.
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L’auteur de ce papier reconnaît n’avoir pas déboursé un yen pour obtenir une copie de l’ouvrage.
Julien Bielka
18 septembre 2025 (Babelio)
Un peu ras-le-chawan des récits convenus sur le Japon ? C'est bien normal. On est nassés de toutes parts, mon Japon secret, mon tempura de rat, sushi de cheval chez monsieur l'Ambassadeur, conférence sur Zobbe-grillé pour initiés, foutre sec qui pétille, Super Mariolle, Docteur Robot te nique, te moque, te nuke, Minidou arôme saindoux au kombino, profitez des profite-rôles au yuzu, gourmets solitaires, Royco minute soupe, Zoubidagawa, Shibuya crossing, animal crossing, kimono burqa couleur, mangas jotas, raz-nimés, sakura l'Oural, geishadocks, samurai pizza cats, ninjaja premier prix, karaoke with benefits, bentoromachie, yakitorire, sado-miso, Madonna mazo-onna, sashimythomanes, Mishimou, on s'aime au onsen, ryokan de Jeanne, tatami rongé aux mythes, futon de Danton, Q, sanctuaire senteur suaire, temples du soleil, guillotine Harajuku à raz du cou, ouf, chienne de vie à Shinjuku, chien qui bave à Shin-Kiba, Ginza Silverchair, Akihabaralouf, Dasakusa, matsurictus, hanamimolette, golrigami, ikebanaze, calligras, cérémonique du thé, zen sous vide, haïku du lapin, broute-bouddhisme, prêtre shintô en Merco, ci-gît le Studio Ghibli, Miyaza-cake, tako-yanki, quiche planète — dansons dessus : il est temps de réagir contre ce qui nous couvre et nous coubre si souverainement. Et de lire le Serge et son Mont Fugitif. Je connais un peu l'auteur et ai eu l'occasion de discuter avec lui à plusieurs reprises. Je me souviens de quelques points importants, peut-être des angles d'approche de son Mont Fugitif, qui n'en a pas besoin (déjà, impression immédiate, il désaffuble toute une littérature japono-centrée consensuelle et fadasse qui nous hashiru [court] sur le sayaingen [haricot]), mais enfin :
1 - la fascination de l'auteur pour le mal. le Maldoror, en particulier, si je comprends bien. Pousser les potards dans le rouge, dans une société où la négativité bat de l'aile (Baudrillard : « violence d'un système qui traque toute forme de négativité, de singularité, y compris cette forme ultime de singularité qu'est la mort elle-même — violence d'une société où nous sommes virtuellement interdits de conflit, interdits de mort »). Tours pendables au panda. Très sainte immaturité. Gamineries contre les gamineries du pouvoir et des représentations conventionnelles. Au point de rupture : parodie ? Sérieux ? Comme chez Ducasse, Isidore du prénom, on est sur le fil : Umour hénorme de Serge.
2 - « On est bloqués ici » (ici : au Japon). D'où : plutôt que de s'ancrer, de s'intégrer (peine perdue), faire consister l'inquiétante étrangeté. Traiter le mal par le mal. Redoubler puis faire tourner à vide l'exclusion. Se faire miroir de la monstruosité forclose. L'auteur y arrive plutôt très bien, le Japon n'est plus ce cocon maternel de jouissance pépère (sic), les nanpaku-udo ne poussent pas comme prévu. YabaY.
3 - L'hyper-réalisme : la « subfiction » est un réalisme non pas à la Balzac (c'est ringard) ni même un réalisme supérieur type Nouveau Roman (comment aller plus loin que Claude Simon ?) mais une façon de forcer le Réel, entendu dans son sens lacanien : ce qui commence là où le sens s'arrête. Là où l'on se cogne ! Et on se cogne, chez Serge, c'est un sacré bordel, Merzbau de souvenirs digérés bizarrement, débris d'inconscient, bric à brac de phrases cassées, jeu de rôle avec trois grammes dans le sang (et LSD pour les plus hardis, moi ça me fait peur ces trucs-là).
D'où cette impression de cauchemar mouvant — en accéléré dans les grands circuits du virtuel. Poils pubiens dans les onigiris. Ça fait peur, ça fait rire, ça dépoussière tout ce que l'on a pu lire sur le Japon. Je ne parle pas du contenu car c'est absolument impossible à résumer (à filmer n'en parlons pas, Netflix repassera), allez-y voir vous-même. Mon conseil , qui vaut ce qu'il vaut : lire Serge dans le métro (ligne Hibiya) aux heures de pointe, sur son téléphone. Tout est transfiguré, pour le pire et pour le rire.
Laurent Bookenoughe
Subfiction et labyrinthes mentaux, une esthétique du chaos
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15 octobre 2025
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Dans Le Mont Fugitif, Serge Cassini invente et développe ce qu'il appelle lui-même la subfiction, une forme hybride où se mêlent autofiction, surréalisme, montage documentaire et critique sociale. Ce texte s'écrit comme une immersion dans la conscience éclatée d’un narrateur expatrié à Tokyo, confronté à une mémoire fragmentée et à une confusion mentale grandissante, l'écriture se fait convulsive et fragmentée, donnant à entendre et à lire la subjectivité d’un narrateur en proie à la dérive. La structure du roman, en spirale, faite de scènes, de réflexions, de visions et de réflexions poétiques, rejette toute continuité narrative. Les fragments se répondent, se répètent, se contaminent, produisant un effet de hantise et de récurrence obsessionnelle. Les motifs — la cave, le métro, la coriandre, le frère sombre — reviennent comme les signes d’un inconscient en crise, où la frontière entre réalité et fiction s’efface.
Cassini déconstruit la continuité romanesque et privilégie la fragmentation, la discontinuité, la contamination des fragments entre eux. La langue, morcelée et instable, oscille entre lyrisme et brutalité, entre aphorismes poétiques et ruptures syntaxiques. Dès les premières pages, la phrase « Ça tourne pas rond dans ma mémoire » condense l’état d’esprit du narrateur : la confusion mentale devient la matrice même de l’écriture : rien ne veut être réduit à la simple compréhension hâtive et cherche à être ressentie : elle invite et pousse le lecteur à plonger dans les méandres d’une psyché en crise. La subfiction, concept central du livre, désigne cette pratique d’écriture née des failles de la mémoire et du réel : ni tout à fait fiction ni tout à fait autobiographie, elle se fabrique l’espace mouvant où les deux se contaminent incessamment. Cassini fait de la confusion une méthode, du chaos une esthétique, de la folie une voie de connaissance. La narration devient spirale, le désordre devient rythme, et la folie, une lucidité et un acte de résistance face à la dislocation perpétuel du sens.
Le cadre spatial du récit, Tokyo, joue un rôle essentiel dans la structure du roman. La ville n’est pas un simple décor, mais plutôt un espace mental saturé de signes, de néons et de souterrains. Elle figure le labyrinthe de l’inconscient, un organisme vivant et claustrophobe où la perception se brouille et où le moi se fragmente. Tokyo devient à la fois miroir et métaphore d’une conscience en crise qui ne s'y retrouve plus. Le narrateur, un Français déraciné, y expérimente la dissolution de l’identité dans un flux incessant d’images et de symboles. Les motifs du métro, de la cave, du frère sombre ou de la coriandre incarnent cette descente vers la folie et la perte de repères. La montagne du titre, invisible et fuyante, symbolise la quête impossible d’un centre, d’une vérité intérieure que la modernité rend inatteignable. Le livre finit par construire une topographie psychique où la ville devient le reflet de l’aliénation : un espace de dérive où la frontière entre réel et délire s’effondre. Tokyo devient le labyrinthe d’un inconscient collectif où le narrateur croise ses doubles, ses fantômes, ses figures fraternelles. Le frère sombre, comme une pulsion de mort, agit comme guide dans cette descente vers l'égarement. Le Japon devient miroir, espace de projection et d’éclatement du moi qui essaie de se ressaisir.
Sous cette apparente errance poétique, se déploie une critique sociale d’une grande acuité et d'une pertinence assassine. Cassini dénonce un néocolonialisme symbolique incarné par la communauté française expatriée, réunie au sein de la société Za. Ce microcosme grotesque et narcissique, persuadé de détenir un savoir exotique, devient follement l'image de la persistance d’une domination culturelle dissimulée sous les discours d’ouverture. Le Japon, dans cette perspective, devient un objet de consommation, un décor de prestige où se rejoue la fascination occidentale pour l’Autre. Par cette forme de satire, Cassini met en lumière la mécanique d’un pouvoir symbolique où la curiosité savante cache la reproduction des hiérarchies coloniales. À cette dénonciation du néocolonialisme, s’ajoute une critique de la marchandisation du corps et du désir. L’évocation de l’industrie pornographique japonaise (JAV) montre comment le corps est réduit à un produit et le désir à une économie de l’image. Dans ce monde où tout — y compris l’intime — obéit à la logique marchande, le narrateur sombre dans une folie lucide : sexualité, mémoire et identité se confondent dans un même processus de fictionnalisation. Sous les apparences raffinées de la culture et de la curiosité, Cassini révèle la mécanique d’un pouvoir symbolique où le Japon devient le miroir où une diaspora française et narcissique contemple sa propre fantasmagorie.
Dans cet univers où le réel se dissout dans la fiction, l’écriture devient un acte de résistance, une tentative de donner forme à ce qui s’effondre. Cassini utilise la langue comme une arme pour traverser le chaos et préserver une trace d’humanité même déboussolée. Sa prose, poétique et violente, incantatoire et brute, cherche à maintenir une présence dans le désordre. L’écriture devient une autopsie poétique rythmée tant par la culture, le réel le plus concret ou approximatif, que les délires : autant de gestes pour survivre à la dissolution du sens nivelé. Ici, le narrateur, à travers ses délires et ses visions, ne cherche pas à reconstruire une identité stable, mais à atteindre une lucidité par la traversée du chaos. La subfiction n’est pas une fuite, mais une exploration des zones obscures de la conscience, à l'endroit-même où le sens se dérobe, tout essaie de se récupérer, de se rattraper dans une lucidité qui demeure possible. Cassini transforme la psychose en méthode et la folie en connaissance : il écrit depuis le bord du gouffre pour faire du désordre une vérité.
Dans ce Tokyo devenu le théâtre d'une expérience de crise, l'espace mental où les frontières entre intérieur et extérieur, rêve et réalité, s’effacent, la montagne fuyante, le Mont Fugitif, représente la quête impossible d’une vérité intérieure dans un monde saturé d’images et de simulacres. Par l'écriture, Cassini tente de résister, de refabriquer, refaire un sens provisoire dans le chaos. La subfiction devient une esthétique du désordre et du dévoilement, une manière d’atteindre la vérité par la traversée de toutes les confusions, où s'explorent toutes les fractures du moi déraciné et la désorientation dans un monde saturé d’informations et d’images. Par sa forme libre, sa lucidité critique et son refus du confort narratif, Cassini se fait le maître d'une expérience littéraire radicale où la folie devient le seul langage possible pour dire un réel échappé. Il invente une manière d’écrire qui embrasse le désordre pour en révéler la justesse, qui fait de la confusion une méthode et de la fragmentation un outil de connaissance. Le roman en devient une traversée autant qu'une plongée dans les abîmes de la psyché contemporaine où mémoire, identité et monde se disloquent, pire ou mieux : une expérience-limite, une tentative de dire l’indicible dans un monde où le sens fuit, une chose à la fois délirante et lucide, grotesque et poétique, véritable radiographie de la modernité où l’identité se fragmente et la mémoire se contamine de fictions pour en montrer le chaos, en révéler la beauté et l’horreur : la folie devenant un mode de résistance et de connaissance, la langue un instrument et un moteur de survie dans la fugitivité.