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Cléa

     

      Le policier a beau se plier en quatre, se contorsionner en boule pour s'excuser de ne rien trouver de ma sœur. L’ambassadeur a beau faire ses yeux d'épagneul normand devant les photographes. Les avocats bilingues ont beau faire leurs gueules de pendu décroché. Pour moi, désormais, tout cela n'est que mouvement imperceptible de cafard au coin de l'œil rouge sur le point d'exploser dans la haine qui embrume.

     Au passage à niveau, je regarde une fille au visage de carpe et je m'imagine la pousser au moment où passe le train et sous le choc, elle s'envole, y laissant un bras tendu, un brin hitlérien, virevoltant dans les cris des autres Japonais, me pointant du doigt comme un body snatcher en goguette, et moi rappelant les faits : Cléa, ma sœur adorée, a disparu dans vos montagnes, dévorée par la brume de vos montagnes.

      Depuis dix ans, votre pays me dit que l'on ne sait rien, qu'elle a dû disparaître de son plein gré dans une secte sexo-sataniste, qu'elle a été enlevée par des créatures minuscules de la forêt, qu'elle est quelque part dans un autre pays, se moquant de nous, qu'elle a perdu la mémoire et qu'elle a refait sa vie dans une autre famille au Mexique.

 

    Je connais toutes vos hypothèses, toutes les théories qui sentent un « rentrez dans votre contrée et laissez-nous tranquilles avec votre sœur chatouilleuse de média, qui salit l'honneur de ne rien voir-entendre-dire, et laissez-nous digérer en paix le pain malheureux de votre sœur qui, il faut bien le reconnaître, l'a bien cherché aussi, du moins au niveau du karma. »

     À force de déni, à force de battues vaines dans la montagne, à force de résignation face à cette affaire, j'ai tout brûlé en moi. Il ne reste que le bonsaï de la haine, cramoisi et grouillant dans mes yeux et dans mon cœur, et à chaque passage de train, je suis prêt à recommencer jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun Japonais sur terre, excepté le conducteur du dernier train, qui s'agitera comme un cafard au coin de l'œil rouge, au moment où je me dirigerai vers lui avec un calme d'ébouillanté.

       J’élague ma tristesse. L’indifférence polie de tout un pays pour ma sœur a donné naissance à cette bête en moi et si je suinte la folie première, si j'hallucine le sang sur vos familles, c'est pour faire signe à Cléa dans ses limbes, et lui dire que, lynché ou lâche, je te retrouverai, vaine ou faune.

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      J'ai l'impression d’avoir de la boue jusqu'à la ceinture, alors que je marche dans Shinjuku et que tout sent les latrines oubliées. Le type qui m'a vendu son sachet ne m'inspire pas autant de haine que les autres, peut-être parce qu'il a mélangé autre chose, du raté, un Iranien oublié dans le corps d'un Japonais trop poilu, sorti d'une légende urbaine et ne pouvant prendre femelle que sous la contrainte et l'alcool. Il m'a promis en mauvais anglais que c’était de la bonne MDMA. Je ne le crois pas et je m'en fous. Si je me change en grenouille destructrice, tant mieux.

 

       La foule devient de plus en plus grise, c'est une chimie de daltonien qu'il m'a refilé, je perds les couleurs, ma haine s'atténue. Je repense à Cléa et à tous les bons moments que nous n'avons pas pu passer ensemble, à cause de ce foutu voyage et de cette fascination pour le pays des fleurs de cerisiers, pauvre imitation de la neige qui coupe, menstrues pâles de la nature déréglée pour pays vieillard en mal de sensation grégaire et fade.

 

     C'est la nuit, Shinjuku gueule ses lumières grises, et ma haine est ressuscitée par une femme qui passe dans une ruelle jonchée de poubelles, elle est quelconque et c'est le seul être coloré que m'accorde mon dérèglement intérieur.

 

      Comment ne pas prendre cela pour un signe ? Ce sera elle qui prendra la place de Cléa sur la case sacrifice. L'équilibre cosmique doit se faire en moi.

     Cléa a disparu aux mains d'un passant de ton acabit, voilà ce que je dirai à cette femme. Ton pays est une grande famille, un club de millions de cousins paraphiliques, une Corse corsetée par ses valeurs de sérieux qui mènent forcément au meurtre sérieux, parfait, emballé mignonnement c'est pesé.

     J'admets la qualité de sa disparition. Mais si tout coule de source depuis la nuit des temps pour arriver à ce résultat, alors je m'emploierai à rétablir les comptes, à remettre les sabliers à l'heure, et il n'y aura qu'au moment où ta vie s'envolera comme un cerf-volant que la course des nuages pourra reprendre en moi, et ma haine, peut-être, se costumera en deuil, et nous resterons, jusqu'à nouvel ordre, simplement en mauvais termes et rien de plus.

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      La chambre de l'hôtel ressemble à l'intérieur d'un métro, avec un jacuzzi au centre et un grand miroir sans tain dans les toilettes. Ça doit être un rébus que les étrangers comme moi sont incapables de déchiffrer.

      Heureusement, la drogue du demi-Iranien continue de faire son effet et la fille attachée sur le lit a les yeux arc-en-ciel et ma haine fredonne over the rein beau, car elle n'a pas tous ses vêtements et tout reste de la chair triste où brillent ses veines luminescentes, son pubis mauve et ses incroyables cheveux blonds de Japonaise.

    Elle ne crie pas sous le bâillon. J'ai l'impression qu'elle attend que ça se fasse. J'avais scénarisé dans ma tête qu'elle allait se débattre et griffer et décupler ses forces pour grimper au plafond comme un Kafka et hurler à faire dérailler la chambre et exploser le jacuzzi, mais elle se contente de me regarder comme si elle ne comprenait pas, comme si elle comprenait trop, comme si j'étais un client qui avait payé une passe alambiquée et que cela se faisait en silence, monnaie d'ennui érotique contre rien.

      Je lui dis, en mauvais anglais : « Tes aréoles brunes sont deux yeux superfétatoires, mais je fais tout ça pour orchestrer une vengeance. Je ne sais pas de quelle couleur sera ton sang. J’ai dans les veines une drogue coupée au détergent qui rend tes teintes stridentes, mais je pense que cette soupe ferreuse sera le lien qui me ramènera à Cléa et la magie de mon acte mettra en lumière le moment vrai où elle est partie de tout mon présent. »

      Une montagne équivaut à cette chambre glauquement décorée. Une disparition équivaut à ton apparition dans l’hôtel du sans-vie, machinique pur. Si j'ai de la chance, je rentrerai en France en tant que touriste et l'affaire sera oubliée dès le lendemain.

     Si je manque de chance, je croupirai dans une cellule pour touriste fou furieux et toutes les tortures physiques et mentales qu’on m’infligera seront comme un rêve rêvé depuis ma plénitude du devoir accompli, ma mémoire lavée à longs seaux de tes nombreux liquides corporelles.

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    Au moment où je lui mets le sac plastique du konbini sur la tête, elle marmonne quelque chose, c'est sûrement un autre effet de la potion psyché du semi-Perse. Elle marmonne dans un anglais à couper le sushi, et je me dis que j'ai bien encore deux ou trois minutes, puisque la chambre est louée à l'heure.

     Son comportement me dit : de toute façon, je l'aurais fait moi-même. Un jour ou l’autre. Dans un pays où le suicide est un sport national, je me doute que de suivre, de draguer, d'amener dans un hôtel, une Japonaise seule et portant une perruque blonde, dans Shinjuku, c'est forcément le jackpot en terme de candidate à l'envolée depuis le toit de l'hôtel vers des horizons Godzilla.

     Je suis content qu'elle reprenne un peu d'énergie avant l'exécution. Ces mots ont du mal à sortir de sa bouche. On dirait des vers de terre qui cherchent à se faufiler au coin de son bâillon. Quand je le lui retire, c'est comme si elle était sous hypnose, obligée de raconter une histoire bizarre et à laquelle je ne peux croire, à moins de me décomposer dans un bain de larmes.

      « C’était il y a dix ans, dit-elle, dans la montagne de Takisaki. Je roulais trop vite, patinant dans le mauvais saké, et quelqu'un s'est jeté devant ma voiture. Je suis restée là, à trembler, pendant des siècles, en essayant de me convaincre que ce n'était qu'un cerf, un sanglier, un chien, une souris, le rêve d’un cerf, une fourmi blanche, une fourmi blanche grande comme une femme et blanche comme une femme occidentale. C'était une étrangère et elle était blessée, couchée sur ma voiture. J'ai appelé mon père, le chef du village. Il m'a dit qu'il ne fallait pas appeler l'ambulance. Un nouveau scandale pouvait lui coûter sa place. J'avais froid. Un hibou me regardait. J'entendais la voix lointaine de mon père qui me disait de l'amener chez Mme Yama, la rebouteuse du village, un peu infirmière et chamane sur le retour. J'ai traîné la jeune dame étrangère dans ma voiture. Mme Yama était déjà informée de la situation. Elle m'a caressée avec ses grandes mains fripées. Elle m'a dit qu'elle allait s'occuper de tout. Ensuite, pendant cinq ans, j'ai construit un château qui s'appelle dépression. Après, j'ai trouvé un travail d'ouvreuse dans un cinéma. »

 

     Je n'en reviens pas. Les dates correspondent. Les détails des vêtements. J’ai envie de la frapper, encore et encore, pour enterrer son histoire à la con, qui ne veut rien dire d’autre que l’impossible.

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       Dans le village de montagne de Takisaki, il n'y a plus personne.

     La maison de Mme Yama a été laissée à l'abandon et notre présence affole une famille de chiens viverrins.

     J'explique à la fille blonde que si elle ne me prouve pas que son histoire est vraie, elle sera percutée à grande vitesse par ma haine.

      Son père est mort. La chamane a disparu. Il ne reste qu'un konbini pour personne, pour vieux fantômes. J'y vais et j'achète un grand couteau.

    Le vendeur me regarde de travers. Je lui demande, à tout hasard, s'il ne connaît pas la chamane qui habitait autrefois dans le village. Il me dit : « Je la connais. C'est ma mère. »

     Son anglais est tellement mauvais qu'il a l'air d'être enfermé sous trois couches d'emballage plastique.

       Est-ce qu'il connaît l'histoire d'une femme, une étrangère qui aurait été amenée au village, il y a de cela environ dix ans ?

        Il se tait.

        Il regarde le couteau.

        Il regarde ses ongles.

       « C’est un secret de famille. Mais je m'en fous maintenant. Ouais, ma mère s'est occupée de l'étrangère. Elle avait reçu l'ordre de la garder en vie. Mais la dame était mal en point. Alors maman a procédé à un rituel, pour qu'un kami de la montagne vienne habiter le corps de l'étrangère. Le problème, c'est que ça a mal tourné. Le kami qu'elle a fait venir était puissant, trop puissant. En quelque sorte, la dame a été guérie. Elle est devenue folle et elle a fini par massacrer tout le monde au village, avant de disparaître dans les forêts. »

       Je tremble, mais je n'ai pas froid.

       Je vois les veines fluorescentes sur son front.

       Il a des dents pourries.

       Je lui demande s'il a des preuves, des documents, des photos.

        Le couteau a faim.

        Il appuie son doigt sur sa tempe.

       « En fait, je crois qu’elle vient parfois jusqu'ici, pour faire les poubelles. »

       La Lune s'écrase sur le parking du konbini.

       La drogue a passé son chemin.

       Une nouvelle drogue prend sa place.

       Ma très vieille drogue.

       L’espoir.

       Au moment où je comprends le ridicule de la situation, son long hurlement retentit dehors et, en moi, se réveillent les cellules les plus mortes.

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      Sur le parking, devant le konbini, la Japonaise blonde a jeté sa perruque au loin.

      Mais je me ravise, c’est sa tête qui va rouler.

      C'est tellement grotesque que je ne trouve pas l’émotion qu’il faut.

      Le vendeur me regarde depuis l'intérieur illuminé du konbini.

      Le parking est trop calme.

      Dans la forêt proche, j'entends des craquement de branches.

      Je cours et je pleure dans son ombre.

      Mon esprit est un désert.

      Cette forêt froide me fait mal.

      Je cours vers elle.

     Je cours en pleurant dans la peur et dans la boue, le konbini brille au loin, la forêt court avec moi, je ne rentrerai plus en France, j’habiterai toutes les faims, tous les espoirs et tous les bruissements d’ombre des fourmis blanches.

 

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